- NOMBRES (THÉORIE DES)
- NOMBRES (THÉORIE DES)DANS la plupart des civilisations parvenues au stade de l’écriture, les nombres entiers ont, dès l’origine, été liés à des pratiques religieuses ou magiques, et leurs propriétés ont exercé une sorte de fascination sur les esprits, qui est loin d’être disparue de nos jours, où la «numérologie» conserve des adeptes; il n’est donc pas étonnant que ce soit au sein de l’école pythagoricienne, imbue de mysticisme, qu’ait débuté l’étude scientifique de ces propriétés. Cette école entendait d’ailleurs mener de front les développements de la géométrie et de l’arithmétique en une «arithmogéométrie» où certains types de nombres étaient associés à des figures ; on associait par exemple, de façon assez naturelle, les nombres n 2 aux figures carrées: c’est ainsi que les pythagoriciens découvrent la formule 1 + 3 + 5 + ... + (2n 漣 1) = n 2 en inscrivant dans un carré de côté n les carrés de côtés 1, 2, ..., n 漣 1 ayant un même sommet. C’est aussi dans cette école, avec les «catégories» du pair et de l’impair, que commencent les réflexions sur la divisibilité: elles aboutissent, deux siècles plus tard, au magistral exposé d’Euclide. On sait qu’il démontre (aux notations près) l’existence et l’unicité de la décomposition d’un entier positif en facteurs premiers, et, par un raisonnement très ingénieux, l’existence d’une infinité de nombres premiers.Aux pythagoriciens remontent également les premiers exemples d’équations diophantiennes, notamment la résolution de l’équation p 2 + q 2 = r 2 en nombres entiers; c’était, dans leur «arithmogéométrie», la recherche des triangles rectangles à côtés commensurables. Diophante d’Alexandrie [cf. DIOPHANTE D'ALEXANDRIE] lui-même (sans doute au IVe siècle apr. J.-C.), s’il traite un grand nombre d’exemples de telles équations ou systèmes d’équations, ne s’intéresse en général qu’à la recherche de solutions en nombres rationnels , non nécessairement entiers. Mis à part quelques résultats isolés des mathématiques chinoise et indo-arabe sur des équations diophantiennes du premier et du second degré, la théorie des nombres ne recommence à se développer qu’avec Pierre de Fermat. Ses contributions portent à la fois sur la théorie de la divisibilité, avec le fameux théorème a p-1 令 1 (mod p ) pour tout nombre premier p , et sur les équations diophantiennes, où on lui doit la première méthode générale d’attaque, la «descente infinie», dont le domaine d’application n’est pourtant pas défini avec précision et dépend avant tout de l’ingéniosité du mathématicien qui l’applique. Au XVIIIe siècle, L. Euler, J.-L. Lagrange et A.-M. Le Gendre, s’inspirant des idées de Fermat, prouvent la plupart des théorèmes seulement énoncés par ce dernier, et donnent en tout cas une solution complète pour les équations diophantiennes du second degré à deux inconnues; c’est à ce propos qu’intervient une technique nouvelle, celle des fractions continuées, premier exemple d’utilisation d’approximations diophantiennes pour la résolution d’équations diophantiennes.Jusque-là, les procédés de résolution d’équations diophantiennes consistaient en des manipulations algébriques élémentaires plus ou moins subtiles, pour permettre une application judicieuse de la théorie de la divisibilité des entiers rationnels. À partir du début du XIXe siècle, toutes les parties des mathématiques vont être progressivement mises à profit pour résoudre les problèmes de théorie des nombres.Avec C. F. Gauss, développant des ébauches peu concluantes d’Euler, c’est d’abord l’extension de l’idée de divisibilité aux corps de nombres algébriques réels ou complexes; il la développe en détail pour le corps Q(i ) et, dans des notes non publiées de son vivant, pour certains corps cyclotomiques. Il faudra tout l’effort de l’école allemande du XIXe siècle (E. E. Kummer, L. Kronecker, R. Dedekind) pour surmonter, par la création de la théorie des idéaux, les difficultés provenant du fait que les anneaux d’entiers algébriques ne sont pas principaux en général (cf. R. DEDEKIND et théorie des NOMBRES - Nombres algébriques), et amener ainsi la théorie de la divisibilité dans ces anneaux au même point que la théorie d’Euclide pour Z. Le premier succès de cette nouvelle théorie est le critère obtenu par Kummer pour la non-résolubilité de l’équation de Fermat x n + y n = z n , où n est premier, à savoir que n ne divise pas les numérateurs des (n 漣 3)/2 premiers nombres de Bernoulli.C’est aussi avec Gauss que commence la théorie générale des formes quadratiques à coefficients entiers; il traite en détail des formes binaires (dont la théorie équivaut à celle des corps quadratiques sur Q, comme devait le montrer plus tard Dedekind), et partiellement des formes ternaires. La théorie générale des formes quadratiques à n variables (théorèmes de réduction, de finitude et de représentations des formes les unes par les autres) est édifiée par F. G. Eisenstein, C. Hermite, H. J. S. Smith, H. Minkowski et H. Hasse, et prend sa forme quantitative générale avec les travaux de C. L. Siegel, qui utilise largement la théorie des fonctions analytiques et introduit à cette occasion la notion de fonction modulaire à n variables (cf. formes QUADRATIQUES). Les théorèmes de finitude sont d’autre part étendus par C. Hermite, C. Jordan et H. Poincaré aux formes de degré 閭 3.Enfin, on sait que Gauss avait aussi découvert les fonctions elliptiques et la fonction modulaire (d’une variable), sans rien publier d’ailleurs sur ces sujets, et il n’avait pas manqué d’observer les liens entre cette théorie et certains problèmes de théorie des nombres. Pendant tout le XIXe siècle, l’exploration de ce nouveau domaine est menée avec vigueur, notamment par C. Jacobi, C. Hermite et L. Kronecker. Les résultats les plus profonds sont obtenus par ce dernier dans son étude de la multiplication complexe des fonctions elliptiques, qui le conduit au premier exemple de corps de classes [cf. KRONECKER (L.)].P. G. Lejeune-Dirichlet, de son côté, inaugure deux nouvelles voies en théorie des nombres. D’abord, par sa «méthode des tiroirs», il montre comment traiter les questions d’approximations diophantiennes autrement que par la théorie des fractions continuées, et l’applique aussitôt pour obtenir un des théorèmes fondamentaux de la théorie des nombres algébriques, le théorème des unités (cf. P. G. DIRICHLET et théorie des NOM- BRES - Nombres algébriques). Après lui, d’autres méthodes encore sont introduites dans la théorie des approximations diophantiennes: Hermite utilise à cette fin sa théorie des formes quadratiques [cf. HERMITE (C.)] et Minkowski sa «géométrie des nombres», obtenant des estimations remarquablement précises par des considérations très intuitives sur la position relative d’un ensemble convexe de Rn par rapport au réseau Zn (cf. approximations DIOPHANTIENNES). J. Liouville, de son côté, obtenant le premier théorème de «non-approximation» des nombres algébriques, donne le premier exemple effectif de nombres transcendants, et Hermite, en combinant habilement des méthodes d’approximation diophantienne à la théorie des fonctions analytiques d’une variable complexe, prouve en 1872 la transcendance du nombre e , résultat spectaculaire que F. Lindemann complète, dix ans plus tard, en établissant, par une méthode analogue, la transcendance de 神.L’autre contribution fondamentale de Dirichlet est l’introduction des séries qui portent son nom et dont il se sert pour démontrer le théorème de la progression arithmétique, ainsi que pour obtenir une expression explicite du nombre de classes d’idéaux d’un corps quadratique (cf. théorie des NOMBRES - Théorie analytique des nombres). Ces deux types d’application des séries de Dirichlet vont être considérablement développés: ils conduisent, d’une part, avec B. Riemann, J. Hadamard et C. de La Vallée-Poussin à la démonstration du théorème des nombres premiers et, d’autre part, avec Dedekind, aux généralisations des fonctions L à tous les corps de nombres algébriques, préludes à des généralisations ultérieures encore plus vastes (cf. fonction ZÊTA).Le développement de la théorie des nombres, depuis la dernière décennie du XIXe siècle, se caractérise par l’apport de plus en plus important de deux théories qui jusqu’alors n’y avaient joué qu’un rôle secondaire et implicite: la géométrie algébrique et la théorie des groupes. Grâce aux puissants moyens empruntés à ces théories, on dispose pour la première fois de quelques théorèmes généraux sur les équations diophantiennes; bien que l’on soit encore très loin d’une compréhension profonde des phénomènes étudiés, on peut espérer être sur la bonne voie et arriver un jour à une théorie unique qui engloberait à la fois ce que nous appelons maintenant la théorie des groupes algébriques, celle des «groupes arithmétiques» et une bonne part de la théorie des nombres.Avant de donner quelques indications sur ces développements, mentionnons que l’approfondissement des méthodes héritées du XIXe siècle a aussi permis d’importants progrès: l’extension de la méthode d’Hermite pour la preuve de la transcendance de e a conduit, par une série d’améliorations successives (Siegel, Gelfond), aux résultats généraux de A. Baker sur les nombres transcendants (cf. nombres TRANSCENDANTS). Une évolution analogue pour les approximations diophantiennes (A. Thue, Siegel, Dyson) a de même permis d’améliorer le résultat initial de «non-approximation» de Liouville: le meilleur résultat (K. Roth) est que, pour un nombre algébrique non rationnel 見 et p , q entiers (q 閭 1), on a, pour tout 﨎 礪 0,mais la démonstration de ce résultat ne donne aucun moyen de calculer effectivement c ( 﨎) pour 見 et 﨎 donnés. Baker, par ses méthodes, a obtenu la beaucoup moins bonne inégalité:où d 閭 3 est le degré de 見 et k 礪 d + 1, c étant cette fois une constante c ( 見, k ) que l’on peut minorer explicitement en fonction de 見 et k .A. Thue avait déjà déduit de son théorème de «non-approximation», par un raisonnement très ingénieux, le fait que, si P(x , y ) est un polynôme à deux variables, à coefficients entiers, homogène et de degré 閭 3, alors l’équation P(x , y ) = m , où m est entier 0, ne peut avoir qu’un nombre fini de solutions (x , y ) en nombres entiers. Ce théorème a été généralisé et mis sous sa forme définitive par Siegel en 1929: Pour tout polynôme (homogène ou non) P(x , y ) à coefficients entiers, tel que le genre de la courbe C d’équation P(x , y ) = 0 soit 閭 1, il ne peut y avoir sur C qu’un nombre fini de points (x , y ) à coordonnées entières. Ce résultat fait déjà intervenir une notion profonde de géométrie algébrique (le genre d’une courbe) dans sa formulation. Sa démonstration combine le théorème de «non-approximation» d’un nombre algébrique avec le théorème de Mordell-Weil. Ici encore, la formulation même de ce théorème fait intervenir la géométrie algébrique, et sa démonstration utilise un raisonnement de «descente infinie» sur la jacobienne de C (variété abélienne de dimension égale au genre de C). L. J. Mordell a conjecturé que, sous les hypothèses du théorème de Siegel, il n’y a même qu’un nombre fini de points de C à coordonnées rationnelles lorsque le genre de C est 閭 2. Cette conjecture a été démontrée en 1983 par G. Faltings; cette démonstration ouvre un nouveau chapitre de la théorie des nombres (cf. équations DIOPHANTIENNES). D’autre part, Baker, par ses méthodes, a pu dans certains cas améliorer le théorème de Siegel en donnant une majoration effective pour les solutions entières de P(x , y ) = m ; par exemple, pour l’équation y 2 = x 3 + D, avec D 0, on a nécessairement: sup (|x |, |y |) 麗 exp (1010|D|104).Une autre source de progrès en théorie des nombres est la géométrie algébrique sur un corps fini , développée par E. Artin, par H. Hasse et surtout par A. Weil. Ainsi une congruence algébrique telle que P(x 1, ..., x r ) 令 0 (mod p ), où p est premier, est une équation algébrique P( 異 1, ..., 異 r ) = 0 entre les classes 異 j modulo p des entiers x j , autrement dit entre éléments du corps fini Z/p Z = Fp . Cette interprétation est une des raisons qui ont conduit à développer la géométrie algébrique sur un corps de base autre que les corps usuels R ou C [cf. GÉOMÉTRIE ALGÉBRIQUE]. Il y a en particulier une parenté très étroite entre les corps de nombres algébriques et les corps de fonctions rationnelles sur une courbe d’équation P(x , y ) = 0 à coefficients dans un corps fini; toute la théorie de la divisibilité se développe de façon semblable dans les deux cas (cf. infra ), et on peut aussi définir les «fonctions L» et la fonction zêta de la même manière pour ces deux types de corps (cf. fonction ZÊTA). Le résultat fondamental obtenu par Weil est que, pour ces dernières «fonctions zêta» (qui sont ici rationnelles en p -s ), l’«hypothèse de Riemann» est vraie; cela entraîne des majorations pour les sommes d’exponentielles qui jouent un grand rôle en théorie analytique des nombres (cf. théorie des NOMBRES - Théorie analytique des nombres): par exemple, si f (x ) est un polynôme sur Fp sans facteur carré et de degré impair m , on a l’inégalité (qu’on ne sait pas prouver par d’autres méthodes):où (np ) est le symbole de Le Gendre. Au moyen de cette inégalité, on prouve par exemple que le plus petit non-résidu quadratique modulo p tend vers l’infini moins vite que p 1/4e + size=1﨎, p秊, quel que soit 﨎 礪 0.Le passage d’une équation diophantienne P(x 1, ..., x r ) = 0 à la congruence modulo p correspondante P(x 1, ..., x r ) 令 0 (mod p ) est un des procédés les plus anciens d’étude de ces équations. Mais on peut aussi considérer les congruences P(x 1, ..., x r ) 令 0 (mod p n ) pour tous les exposants n , et, en un certain sens, l’existence de solutions pour tout n est un résultat «proche» de l’existence de solutions de l’équation initiale (la différence de deux entiers peut être non nulle et divisible par une puissance élevée de p , mais non par toutes les puissances de p ). En approfondissant cette idée, on a été conduit à l’introduction des nombres p -adiques de Hensel et à leurs généralisations: ils fournissent un procédé systématique pour «localiser» en un nombre premier (resp. un idéal premier) l’étude de l’anneau des entiers Z (resp. d’un anneau d’entiers algébriques), procédé tout semblable au développement en série entière au voisinage d’un point d’une fonction rationnelle sur une courbe algébrique (cf. théorie des NOMBRES - Nombres p -adiques); on touche là à une nouvelle et profonde influence de la géométrie algébrique, qui n’a cessé d’inspirer Hensel et ses successeurs.L’étude de la divisibilité dans les corps de nombres algébriques se conçoit maintenant comme une synthèse «globale» des propriétés «locales» d’un tel corps en toutes ses «places»; les outils essentiels pour en exprimer les résultats sont les groupes d’adèles et d’idèles introduits par C. Chevalley (cf. théorie des NOMBRES - Nombres algébriques). Ces groupes sont naturellement munis de topologies, qui en font des groupes commutatifs localement compacts; et on constate alors que les théorèmes fondamentaux sur la divisibilité dans les corps de nombres algébriques s’interprètent de façon extrêmement simple et frappante en langage de la théorie des groupes topologiques.Mais ce n’est pas tout: en premier lieu, on a de même une interprétation remarquable dans ce langage des résultats fondamentaux de la théorie du corps de classes. Déjà, sous l’impulsion de D. Hilbert, cette théorie avait été rattachée à la théorie de Galois (cf. CORPS [mathématiques]); le problème central en est la détermination du groupe de Galois de l’extension abélienne maximale Ak d’un corps de nombres algébriques k . Or, la théorie des idèles en donne une expression explicite: si Ik est le groupe des idèles de k , Pk le sous-groupe (discret) des idèles principaux, Ck = Ik /Pk le groupe (compact) des classes d’idèles et Dk la composante neutre de Ck , le groupe de Galois de Ak sur k est canoniquement isomorphe à Ck /Dk . On a des résultats tout à fait analogues pour la divisibilité et la théorie du corps de classes lorsque k est un corps de fonctions rationnelles sur une courbe algébrique définie sur un corps fini.En second lieu, toute la théorie de l’analyse harmonique générale (cf. analyse HARMONIQUE) est applicable aux groupes d’adèles et d’idèles; le développement de cette théorie a conduit Tate, Ono, Tamagawa et A. Weil à insérer dans ce nouveau cadre les travaux de Hecke sur les fonctions L et ceux de Siegel sur les formes quadratiques (cf. fonction ZÊTA et formes QUADRATIQUES). Pour aller plus loin et «sortir du commutatif», la voie qui semble aujourd’hui la plus prometteuse est la théorie des groupes de Lie (généralisée aux groupes algébriques, p -adiques et «adéliques» de façon convenable), et notamment celle des représentations de ces groupes dans des espaces fonctionnels convenables (cf. GROUPES Groupes de Lie). Déjà, on a subordonné à cette théorie les résultats classiques d’Hermite, de Jordan et de Minkowski sur la «réduction» des formes (A. Borel et Harish-Chandra) et la théorie arithmétique des fonctions automorphes, notamment celle des formes modulaires de Hecke, Siegel, Maass et Petersson (Shimura et Jacquet-Langlands). Il y a lieu d’espérer qu’on aboutira par cette voie à une généralisation satisfaisante de la théorie du corps de classes pour les extensions galoisiennes non abéliennes des corps de nombres algébriques; peut-être aussi ces méthodes permettront-elles de comprendre les raisons du succès de méthodes de théorie analytique des nombres telles que la méthode de Hardy-Littlewood (cf. théorie des NOMBRES - Théorie analytique des nombres).
Encyclopédie Universelle. 2012.